LES PETITS BOURGEOIS SCÈNH DE LA VIE PARISIENNE. VII TOUT OU RIEN. En sortant du parquet, Thuillier ne pouvait plus conserver la moindre illusion. Il était sous le coup d'une poursuite des plus sérieuses, et à la manière sévère dont il avait été reçu, tout devait lui faire croire qu'en même temps il serait traité sans aucune indulgence. Alors, comme il arrive toujours entre complices, après le mauvais succès de l'affaire faite en commun, commencèrent pour la Peyrade les aigres interpellations : « Il n'avait fait attention à rien de ce qu'il écrivait; il s'était donné pleine carrière avec ses stupides idées saint-simoniennes ; il se moquait bien des conséquences ! ce n'était pas lui qui devait payer l'amende et aller en prison ! » Puis, comme la Peyrade répondait que l'affaire ne lui paraissait pas grave et qu'il se chargeait d'emporter un verdict de non-culpabilité : — Parbleu! c'est tout simple, lui répondit Thuillier, monsieur ne voit là dedans qu'une cause à effet, mais je ne mettrai pas mon honneur et ma fortune entre les mains d'un étourneau de votre espèce. Je prendrai un grand avocat, si l'affaire vient à l'audience. J'ai assez de votre collaboration comme çà ! Sous l'injustice de ces reproches, la Pey- rade sentait sa tête se monter. Toutefois, il se voyait désarmé, et, ne voulant pas de rupture, il finit par se séparer de Thuillier en disant qu'il pardonnait à un homme exalté par la peur, et que dans l'après-midi il irait voir s'il avait repris un peu de calme ; en même temps on verrait à s'entendre sur les démarches qui pourrait être tentées. En effet, vers quatre heures, le Provençal passa à la maison du boulevard de la Madeleine. L'irritation de Thuillier s'était apaisée et avait fait place à une consternation effrayante. On aurait dû, une demi-heure plus tard, venir le chercher pour le conduire à l'échafaud, qu'il n'eût pas été plus défait et plus abattu. Madame Thuillier, quand l'avocat entra, était occupée à lui faire prendre une infusion de tilleul. La pauvre femme était sortie de son apathie ordinaire et se montrait, auprès d'un autre Sabinus, une véritable Éponine. Quant à Brigitte, qui bientôt apparut portant elle-même un bain de pieds, elle fut, pour l'avocat, sans merci ni mesure ; ses reproches âpres, amers et hors de toute proportion avec la faute, en supposant qu'il y en eût une de commise, eussent fait sortir de son caractère l'homme le plus placide. La Peyrade se sentit perdu dans le ménage Thuillier où l'on paraissait exploiter avec amour l'occasion de lui manquer de parole et de se donner toute liberté pour la plus révoltante ingratitude. Sur une ironique allusion à la manière dont il savaitfaire décorer ses amis, il se leva et prit congé, sans qu'aucune instance fût faite pour le retenir. Après avoir un peu marché dans la rue, le Provençal, au milieu de son indignation, eut un souvenir de madame de Godollo, et, à vrai dire, depuis leur première entrevue, sa pensée s'était bien souvent arrêtée sur la belle étrangère. Ce n'était pas seulement une fois que, se trouvant chez Thuillier quand il y arrivait, elle avait levé la séance : ce manège s'était reproduit lors de toutes leurs rencontres; et sans en savoir au juste le sens, la Peyrade s'était dit que, dans tous les cas, cette affectation à le fuir signifiait autre chose que de l'indifférence. Après la première visite, retourner immédiatement chez la belle étrangère n'eût pas été habile ; mais à l'heure où il était arrivé, tout le délai nécessaire pour faire supposer un homme resté entièrement maître de lui-même se trouvait écoulé. Il revint donc sur ses pas et, sans demander au concierge si la comtesse était chez elle, ayant l'air de remonter chez les Thuillier, il sonna à la porte de l'entre-sol. Comme la première fois, il fut prié par la camériste d'attendre que sa maîtresse fût avertie, mais la pièce où on l'entreposa ne fut pas la salle à manger, ce fut un autre petit salon disposé en bibliothèque. Son antichambre fut longue ; il ne savait que penser. Cependant il se rassurait en se disant que, s'il avait été question de l'éconduire, le délibéré n'eût pas tant duré. A la fin, la femme de chambre revint, mais ce n'était point pour l'introduire encore. — Madame la comtesse, lui fut-il dit, est en affaires, et elle prie monsieur de vouloir bien attendre en parcourant quelques livres de sa bibliothèque, parce qu'elle pourrait être retenue plus longtemps qu'elle ne le voudrait. L'excuse au fond comme en la forme n'ayant rien de décourageant, l'avocat se mit en devoir d'exécuter la prescription qui lui était donnée contre l'ennui. Sans avoir à ouvrir aucune des armoires en palissandre sculpté qui renfermaient la collection des plus riches reliures que jamais il eût eues sous les yeux, sur une longue table à pieds tournés, recouverte d'un tapis vert, il trouva un pêle-mêle de livres très-suffisant pour la consommation d'un homme dont l'attention devait être ailleurs. Mais, à mesure qu'il ouvrait un des livres laissés à sa disposition, il lui semblait qu'on avait pris plaisir à lui ménager le supplice de Tantale : tantôt c'était un ouvrage anglais, un ouvrage allemand, un ouvrage russe, il s'en trouva même un imprimé en caractères turcs. Était-ce donc une mystification polyglotte qu'on s'était amusé à lui arranger ? Un volume finit par attirer son attention. La reliure, à rencontre de tous ceux qui, pour lui, restaient lettre close, était beaucoup moins riche que galante. Dépaysé sur un coin de la table, où il faisait bande à part, il était ouvert, le dos en l'air et la tranche appuyée au tapis vert sur lequel il était posé comme une tenté. La Peyrade le prit, en ayant soin de conserver la page que l'on semblait avoir eu l'intention de marquer. C'était un tome de l'édition illustrée des œuvres de M. Scribe; la gravure en présence de laquelle se trouva le Provençal représentait la scène principale d'un vaudeville du Gymnase, intitulé : la Haine d'une femme. Il est sans doute bien peu de nos lectrices qui ne connaissent la donnée de cette pièce, inspirée, dit-on, à l'illustre auteur de tant de petits chefs-d'œuvre par une phrase recueillie, un jour, de la bouche de sa portière : « Il y en a d'aucuns, disait cette femme, qui font semblant de cracher dans le plat afin d'en dégoûter les autres et d'avoir tout pour eusse. » En effet, le principal personnage de la Haine d'une femme est une jeune veuve poursuivant avec un acharnement furieux un pauvre jeune homme qui n'en peut mais. Pour tous, c'est une haine à mort. Par ses méchancetés elle le perd presque de réputation et lui fait manquer un riche mariage ; mais en somme c'est pour lui donner beaucoup plus qu'elle ne lui a ôté, car elle se donne elle-même au dénoûment et fait son mari de celui qu'on avait cru sa victime. Si le hasard avait isolé ce volume, s'il l'avait ouvert à l'endroit précis où la Peyrade l'avait trouvé marqué, il faut convenir, après ce qui s'était passé entre lui et la comtesse, que le hasard a souvent l'air bien adroit et bien spirituel. Tout en pensant à la signification profonde que pouvait avoir cette combinaison plus ou moins fortuite, la Peyrade se mit à lire quelques scènes pourvoir si, dans le détail, aussi bien que dans l'ensemble, l'allusion s'appliquait bien étroitement à sa situation. Pendant qu'il poursuivait cette lecture avec un intérêt qui ne laissait pas d'être mêlé de distraction, un bruit de porte se fit entendre, et l'avocat, en reconnaissant la voix argentine et un peu nonchalante de la belle Hongroise, constata qu'elle reconduisait quelqu'un. — Ainsi donc, disait l'interlocuteur de la grande dame (car c'était un interlocuteur), je puis promettre à madame l'ambassadrice que vous honorerez ce soir son bal de votre présence? — Oui, commandeur, si toutefois ma migraine, qui en ce moment me semble en baisse, me fait l'amitié de me quitter tout à fait. — A revoir donc, ma tout adorable, dit la voix de l'interlocuteur. Puis les portes se refermèrent et tout rentra dans le silence comme devant. Ce nom de commandeur rassura un peu la Peyrade; car ce n'est pas une qualification trop à l'usage des jeunes muguets. Il était cependant curieux de savoir quel était ce personnage avec lequel on restait enfermée si longtemps. N'entendant venir personne, l'avocat s'approcha de la fenêtre qui donnait sur la rue et entr'ouvrit le rideau avec précaution, en se tenant prêt à le laisser retomber au moindre bruit et à faire une volte-face qui lui évitât d'être surpris en flagrant délit de curiosité. Un élégant coupé, arrêté à quelques pas de la maison, et qu'il n'avait pas remarqué avant d'y entrer, se mit en mouvement, un valet de pied, vêtu d'une livrée voyante, mais de bon goût, se hâta d'ouvrir la portière, et un petit vieux, à l'air leste et pimpant, bien qu'en lui on dût constater un de ces rares débris du passé qui n'ont pas encore fait divorce avec la poudre, s'installa vivement dans la voiture qui aussitôt s'éloigna avec rapidité. La Peyrade avait eu le temps de remarquer une immense brochette de décorations. Cet arc-en-ciel combiné de la titus poudrée ne pouvait guère laisser méconnaître une indivi- dualité diplomatique. La Peyrade avait eu le temps de reprendre son livre, car, à tout hasard, il ne lui paraissait pas inutile d'être aperçu occupé de sa lecture, quand un coup de sonnette intérieure, bientôt suivi de l'apparition de la femme de chambre, lui annonça que sa longue attente allait prendre fin. Invité par la camériste à la suivre, l'avocat eut soin de ne pas replacer le volume dans les conditions où il l'avait pris, et un instant après il était en présence de la comtesse. Quelque chose de douloureux se peignait sur le beau visage de l'étrangère, qui à cette langueur ne perdait rien de ses séductions. Sur le canapé où elle se tenait assise était ouvert, à côté d'elle, un manuscrit écrit, sur papier à tranche dorée, de cette large et opulente écriture qui indique la provenance officielle de quelque cabinet ministériel ou de quelque chancellerie. A la main elle tenait un flacon de cristal à bouchon d'or ciselé, et en aspirait fréquemment le contenu, car une forte odeur de vinaigre anglais dominait les autres parfums de l'appartement. — Vous êtes souffrante, madame? demanda la Peyrade avec intérêt. — Oh ! ce n'est rien, dit l'étrangère, une migraine à laquelle je suis fort sujette. Mais vous, monsieur, qu'êtes-vous donc devenu? Je commençais à perdre tout espoir de vous revoir. Est-ce quelque grande nouvelle que vous venez m'annoncer? L'époque de votre mariage avec mademoiselle Colleville doit maintenant être suffisamment prochaine pour pouvoir devenir l'objet d'une communication. Ce début déconcerta un peu la Peyrade. — Mais, madame, répondit-il d'un ton presque rêche, vous êtes, il me semble, assez au courant de ce qui se passe dans la maison Thuillier pour savoir que rien de ce que vous supposez n'est prochain, et je puis même dire, aujourd'hui, n'est probable. — Non, je vous jure, je ne sais rien, je me suis interdit formellement de paraître prendre quelque intérêt à une affaire où de toute manière je m'étais fort sottement mêlée; nous parlons de tout avec mademoiselle Brigitte, excepté du mariage de Céleste. — Et c'est sans doute le désir de me laisser la liberté entière de ce sujet qui vous a mise en fuite toutes les fuis que j'ai eu l'honneur de vous rencontrer dans la maison de nos amis? — Mais oui, dit la comtesse, ce doit être cette raison qui m'a fait vous quitter la place; autrement, pourquoi ma sauvagerie? — Oh ! madame, il y a tant d'autres raisons qui peuvent faire éviter la présence d'un homme ! Par exemple, s'il a déplu; si des conseils qui lui ont été donnés avec une rare bienveillance n'ont pas paru être accueillis avec un empressement assez respectueux. — Oh ! cher monsieur, dit la comtesse, je n'ai pas une telle ardeur de prosélytisme que j'en puisse vouloir aux gens de n'être point dociles à mes avis ; je suis comme un autre très-exposée à voir de travers. — Au contraire, madame, dans l'affaire de mon mariage, vous aviez vu très-juste. — Comment, dit vivement la comtesse, estce que la saisie de la brochure venant après cette croix vainement attendue aurait amené une rupture ? — Non, dit la Peyrade, mon influence dans la maison Thuillier repose sur des bases plus solides, et au prix des services que j'ai rendus à mademoiselle Brigitte, et à son frère, ces deux échecs heureusement très-réparables. - Vous croyez? interrompit la comtesse d'un air d'incrédulité. — Évidemment, répondit la Peyrade, quand madame la comtesse du Bruel se mettra bien en tête d'enlever ce ruban rouge, malgré les obstacles qui se sont trouvés sur le chemin de sa bienveillance, elle est en passe d'obtenir ce résultat qui, après tout, n'est pas au-dessus des forces humaiues. La comtesse accueillit cette assurance avec un sourire, et fit de la tête un signe négatif. — Mais, madame, il y a quelques jours encore, madame la comtesse du Bruel disait à madame Colleville que cette résistance imprévue avait piqué son amour-propre et que de sa personne elle irait chez le ministre. — Seulement vous oubliez que depuis il y a eu une descente de justice, et on n'attend pas d'ordinaire qu'un homme soit sur les bancs de la cour d'assises pour le décorer. Cette saisie, vous ne l'avez pas remarqué, accuse contre M. Thuillier, et peut-être contre vous-même, monsieur, car vous êtes le vrai coupable, une malveillance dont vous ne vous rendez pas compte. Le parquet dans cette occasion ne paraît pas avoir agi d'office. La Peyrade regarda la comtesse. — J'avoue, en effet, reprit-il après ce rapide coup d'œil, que dans l'ouvrage incriminé je cherche encore un prétexte à la mesure dont il a été l'objet. — Mon avis est aussi, dit l'étrangère, qu'il a fallu à messieurs les gens du roi une grande imagination pour se persuader qu'ils étaient en présence d'un ouvrage séditieux ; mais cela prouve d'autant la puissance de la force sou- - terraine qui fait tourner à mal toutes vos bonnes intentions en faveur de cet excellent M. Thuillier. — Nos ennemis secrets, madame, dit la Peyrade, vous les connaissez ? - Peut-être, dit la comtesse avec un nn»iveau sourire. — Madame, dit la Peyrade ému, si j'osais exprimer un soupçon ! — Dites, répondit madame de Godollo : je ne vous en voudrai pas de deviner. — Eh bien, madame, nos ennemis, à Thuillier et à moi, sont une femme. — Mettez que cela soit, dit la comtesse. Savez-vous combien Richelieu demandait de lignes de la main d'un homme, afin de le faire pendre? — Quatre, répondit la Peyrade. — Vous vous expliquerez alors qu'une brochure de plus de deux cents pages ait pu fournir à une femme quelque peu. intrigante la matière d'une persécution. — Je m'explique tout., madame! s'écria la Peyrade avec animation ; je crois que cette femme est une femme d'élite, qu'elle a autant de malice et d'esprit que Richelieu ; qu'adora- ble magicienne, non-seulement elle fait marcher la police et les gendarmes, mais que de plus elle fige dans la main des ministres les croix prêtes à en tomber. — Eh bien , alors, dit la comtesse, que sert de lutter avec elle ? — Ah ! je ne lutte plus, dit la Peyrade, me- surant à-tant de soins qu'on s'était donnés l'étendue de la bienveillance dont il était l'objet. Puis d'un air de contrition jouée : — Mon Dieu! madame, ajouta-t-il, vous avez donc pour moi bien de la haine ? — Pas tout à fait autant que vous pourriez croire, répondit la comtesse, mais, après tout, quand je vous haïrais ? - ""h! madame, dit la Peyrade avec exaltation , je serais le plus heureux des infortunés , car cette haine me paraîtrait mille fois plus précieuse et plus douce que votre indifférence. Mais vous ne me haïssez pas : pourquoi auriez-vous pour moi ce bienheureux sentiment féminin que Scribe, dans une de ses perles du Gymnase, a peint avec tant de délicatesse et d'esprit ? Madame de Godollo ne répondit pas ; elle baissa les yeux, et un mouvement plus pro- noncé de sa respiration communiquant à sa voix une légère altération : — La haine d'une femme, reprit-elle, un homme de votre stoïcisme est-il assez désœuvré pour s'en préoccuper? — Oh ! oui, madame, répondit la Peyrade, je m'en préoccuperais, mais non pour me révolter contre elle, et, au contraire, pour bénir la rigueur qui aurait daigné s'appesantir sur moi. Ma belle ennemie une fois connue et avouée, je ne désespérerais pas de la fléchir, car jamais plus je ne serais dans un chemin qui ne fût pas le sien, jamais sous une bannière qu'elle n'eût pas déclarée la sienne ; car j'attendrais, pour penser, son inspiration ; pour vouloir, sa volonté ; pour agir, le moindre de ses ordres ; car je serais en tout son auxiliaire , mieux que cela , son esclave ; et, dûtelle me repousser de son pied mignon, me châtier de sa main si blanche, j'endurerais tout avec bonheur. Pour tant de résignation et d'obéissance, je ne voudrais qu'une grâce, celle de baiser la trace de ce pied qui me repousserait, et la faveur de couvrir de mes larmes cette main se levant sur moi menaçante. Pendant ce long cri de cœur transporté et éperdu, que la joie du triomphe entrevu avait arraché, à la nature si impressionnable du Provençal, il s'était laissé glisser de son siège, et il finit par se trouver à quelques pas de la comtesse, un genou en terre, dans l'attitude convenue du théâtre, mais qui dans la vie réelle a encore plus cours qu'on ne le croit. — Relevez-vous, monsieur, dit la comtesse, et veuillez me répondre. Puis, jetant sur lui un regard interrogateur et ses beaux sourcils froncés : — Avez-vous bien pesé, dit-elle, la portée des paroles qui viennent de tomber de votre bouche, en avez-vous mesuré tout l'engagement, toute la profondeur? La main sur le cœur et sur la conscience, êtes-vous homme à tenir tout ce qu'elles promettent, et n'êtesvous pas un de ces humbles et de ces perfides qui n'ont l'air d'embrasser nos genoux que pour mieux faire perdre l'équilibre à notre raison et à nos volontés ? — Moi, s'écria la Peyrade , jamais réagir contre la fascination qui pour moi avait commencé dès notre première entrevue ! Eh ! madame, plus j'y ai résisté, plus je me suis dé- battu contre elle, plus vous devez croire à sa sincérité et à sa domination tardive. Ce que j'ai dit, je le pense ; ce que je pense aujourd'hui tout haut, je l'ai pensé tout bas dès le moment où j'eus l'honneur d'être reçu par vous, et les longs jours qui se sont passés à lutter contre mon entraînement en ont fait une volonté réfléchie qui a compté avec elle-même 4 et que vos rigueurs mêmes ne décourageraient pas. — Les rigueurs, c'est possible, dit la comtesse, mais les bontés, il faut bien y regarder; veuillez vous-même vous examiner avec soin : nous autres, étrangères nous ne comprenons rien à cette légèreté que les Françaises apportent souvent jusque dans les engagements les plus sérieux. Pour nous, un oui est un lien sacré; notre parole est un acte. Nous ne voulons et ne faisons rien à demi. Dans les armes de ma famille, il y a une devise qui n'est pas ici sans un grand sens : Tout ou rien : c'est beaucoup dire, et ce n'est presque pas assez. — Oh ! c'est bien ainsi que je l'entends, répondit l'avocat, et ma première démarche en sortant d'ici sera d'aller rompre avec cet ignoble passé qu'un instant j'ai paru mettre en ba- lance avec l'enivrant avenir que vous ne me défendez pas d'espérer. — Non , dit la comtesse, mettez-y plus de calme et de mesure ; je n'aime pas les coups de tête, et vous me feriez mal votre cour en brisant les vitres. Ces Thuillier ne sont pas de mauvaises gens au fond; ils vous ont humilié sans le savoir ; ils sont d'un monde qui n'est pas le vôtre! Est-ce leur faute? Dénouez, ne rompez pas, et surtout réfléchissez encore. Votre conversion à ma religion est de si fraîche date ! Quel homme est assuré de ce que son cœur lui dira demain? — Moi, madame, dit la Peyrade, je suis cet homme. Nous autres gens du Midi nous n'aimons pas non plus à la française. — Mais, dit la Hongroise avec un charmant sourire, il me semblait que c'était de haine qu'il avait été question entre nous. — Ah ! madame, s'écria l'avocat, même expliqué et compris, ce mot a quelque chose qui fait mal ; dites-moi plutôt, non pas que vous m'aimez, mais que les paroles que vous daignâtes m'adresser lors de notre première rencontre sont bien l'expression de votre pensée. — Mon ami, répondit la comtesse en accen- tuant ce mot, un de vos moralistes a dit : « Il y a des personnes qui disent : Cela est, ou cela n'est pas ; elles n'ont pas besoin de prêter serment, leur caractère jure pour elles. » Faitesmoi la grâce de me croire de ces gens-là. Et elle tendit à l'avocat sa main d'un geste plein de pudeur et de grâce. L'avocat, hors de lui, se précipita sur cette main qu'il mangea de baisers. — Assez, enfant ! dit l'étrangère en dégageant doucement la prisonnière; adieu, à bientôt ! Je crois que ma migraine est passée. La Peyrade ramassa son chapeau et parut s'élancer hors de l'appartement ; mais s'arrêtant à la porte, il se retourna et couvrit la belle étrangère d'un long regard plein de tendresse. La comtesse lui fit de la tête un charmant adieu, et comme la Peyrade se disposait à revenir sur ses pas , avec son doigt elle lui intima d'être plus sage et de rester où il était. La Peyrade acheva alors de sortir. Dans l'escalier, il s'arrêta pour expirer, si l'on peut ainsi parler, le bonheur dont son cœur débor- dait; les paroles de la comtesse, l'ingénieuse préparation qu'elle avait mise à le mettre sur la voie de ses sentiments, lui parurent autant de garanties de leur sincérité, et il partait avec la foi. En proie à cette ivresse des gens heureux , qui se traduit non-seulement dans leurs gestes, dans leurs regards, dans leur démarche, mais quelquefois aussi dans des actes que n'autoriserait pas, à la rigueur, la raison ; après s'être arrêté quelque temps sur l'escalier, il monta quelques marches, et d'une place où il avait en vue l'appartement des Thuillier : — Enfin, s'écria-t-il, voici venir la gloire , la fortune, le bonheur, et, de plus, je pourrai me donner le plaisir de la vengeance ! Après Dutocq et Cérizet, je vous écraserai, vile engeance bourgeoise! ajouta-t-il. Et il montrait le poing à l'innocente porte à deux battants Ensuite il sortit en courant, et l'expression populaire était en ce moment vraie pour lui : il semblait que la terre ne pouvait pas le porter. VIII C'EST AINSI QU'EN PARTANT JE VOUS FAIS MES ADIEUX. - Dès le lendemain, il n'aurait pas pu porter plus loin la tempête dont il était gros, la Pey- rade arriva chez Thuillier. Il y venait dans les dispositions les plus hostiles et les plusamères : qu'on juge de sa stupéfaction ! Avant qu'il eût eu le temps de se mettre en garde contre cette démonstration d'union et d'oubli, Thuillier se précipita dans ses bras. — Mon ami, s'écria l'ex-sous-chef au sortir de cette étreinte, ma fortune politique est faite, tous les journaux sans exception parlent ce matin de la saisie de ma brochure, et il faut voir comme les feuilles de l'opposition arrangent le gouvernement ! — C'est tout simple, dit l'avocat sans partager cet enthousiasme, tu es devenu un thème pour elles, mais cela n'améliore pas du tout ton affaire, et le parquet n'en sera que plus animé à obtenir, comme il dit, une condamnation. — Eh bien, dit Thuillier en relevant fièrement la tête, j'irai en prison comme Bérenger, comme Lamennais, comme Armand Carrel. — Mon cher, c'est charmant de loin, la persécution , mais , quand tu entendras les gros verrous se refermer sur toi, sois sûr que le métier te paraîtra beaucoup moins gracieux. — D'abord, objecta Thuillier, on ne refuse jamais aux condamnés politiques d'aller faire leur temps dans une maison de santé, et puis enfin je ne suis pas encore condamné ; toimême étais d'avis hier que l'on pouvait espérer un acquittement. — Oui, mais depuis j'ai appris des choses qui rendent ce résultat très-douteux ; la même main qui t'a empêché d'avoir la croix a dû faire saisir ta brochure ; tu seras assassiné avec préméditation. — Ce dangereux ennemi, puisque tu le connais, dit Thuillier, tu ne refuseras pas, je pense, de me le signaler? — Je ne le connais pas, répondit la Peyrade, mais je le soupçonne : voilà ce que c'est que de jouer au fin. — Comment ! jouer au fin! dit Thuillier avec la curiosité d'un homme ayant bien la conscience de n'avoir rien en ce genre à se reprocher. — Certainement, reprit l'avocat, vous avez fait de Céleste une sorte d'appeau pour attirer les étourneaux dans votre salon ; tout le monde n'a pas la longanimité de M. Godeschal, qui, après avoir été éconduit, s'est si généreusement montré dans la question de la surenchère. — Explique-toi mieux, dit Thuillier, je ne saisis pas du tout. — Rien n'est cependant plus facile à comprendre. Combien, sans me compter, y a-t-il de prétendants à la main de mademoiselle Colleville? Godeschal, Minard fils, Phellion fils, Olivier Vinet le substitut, tous gens que l'on a promenés comme on me promène. — Olivier Vinet le substitut! s'écria Thuillier frappé comme par un trait de lumière ; c'est de là en effet que doit partir le coup. Son père, dit-on, a le bras très-long. Mais peut-on dire que nous l'avons promené, pour me servir de ton expression assez inconvenante ? Il a passé une soirée chez nous et n'a fait aucune demande, pas plus d'ailleurs que le fils Minard, que le fils Phellion. Godeschal est le seul qui ait risqué une démarche directe, et il a été refusé sans hésitation et sans qu'on lui ait tenu le bec dans l'eau. — C'est vrai, dit la Peyrade cherchant toujours sa querelle, il n'y a que ceux qui ont des paroles précises et expresses que l'on se pique de lanterner ! — Ah ça ! voyons , dit Thuillier, à qui en as-tu avec tes insinuations ? N'as-tu pas tout réglé l'autre jour avec Brigitte? Tu prends bien ton temps pour venir me parler de tes amours quand le glaive de la justice est levé sur ma tête ! — Très-bien, dit la Peyrade avec ironie ; tu vas maintenant exploiter ta position intéres- sante de prévenu. Je savais bien que cela se passerait ainsi, et que, la brochure une fois faite, les fins de non-recevoir allaient recommencer. — Parbleu! ta brochure, répondit Thuillier, je te trouve assez plaisant de vouloir qu'elle ait levé toutes les difficultés, quand elle est au contraire devenue l'occasion de complications déplorables. — Déplorables, comment? ta fortune politique est faite ! — En vérité, mon cher, dit Thuillier avec sentiment, je n'aurais jamais pensé que tu irais choisir le quart d'heure de l'adversité pour venir nous mettre le pistolet sur la gorge et me faire l'objet de tes taquineries et de tes malices ! — Allons ! maintenant, dit la Peyrade, voilà le quart d'heure de l'adversité, et il n'y a qu'un instant, tu te jetais dans mes bras comme un homme auquel un insigne bonheur est arrivé. H faudrait pourtant prendre ton parti d'être un homme très à plaindre ou un triomphateur glorieux. — Tu as beau faire de l'esprit, répondit Thuillier, tu ne me mettras pas en contradic- tion ; je suis logique, moi, si je n'ai pas de brillant. Il est très-naturel que je me console en voyant l'opinion publique se prononcer en ma faveur, et en recueillant dans ses organes les témoignages les plus honorables de sa haute sympathie ; mais, en somme, crois-tu que je n'aimerais pas mieux que les choses eussent suivi leur cours, et en me voyant l'objet d'une basse vengeance de la part de gens aussi influents que les Vinet, puis-je mesurer l'étendue des dangers auxquels je suis exposé? — Alors, dit la Peyrade avec une insistance impitoyable, décidément tu es Jean qui pleure ! — Oui, répondit Thuillier d'un ton solennel, Jean qui pleure sur une amitié que j'avais crue vraie et dévouée, et qui n'a que des sarcasmes à m'offrir quand j'attendais ses services. — Quels services? demanda la Peyrade. Ne m'as-tu pas déclaré hier que dans tous les genres tu avais assez de ma collaboration ? Je t'ai offert de plaider pour toi ; tu m'as répondu que tu prendrais un grand avocat. — Sans doute ; dans le premier moment de surprise où m'avait jeté un coup si inattendu, j'ai pu dire cette sottise ; mais, réflexion faite, qui mieux que toi est en mesure d'expliquer les intentions de l'écrit sorti de ta plume? J'étais hier un homme hors de lui, et toi, aujourd'hui, avec ton amour-propre blessé, qui ne sait rien pardonner à son premier mouvement, tu es un homme bien caustique et bien cruel. — Ainsi, dit la Peyrade, tu me proposes formellement de te défendre devant le jury? — Eh ! oui, mon cher, je ne vois pas d'autres mains entre lesquelles je puisse remettre ma cause. Je payerais un prix fou quelque grand monsieur du palais, et il ne me défendrait pas aussi habilement que tu le feras. — Eh bien, moi, je refuse; les rôles, comme tu le vois, sont diamétralement changés; je pensais comme toi hier que j'étais l'homme de ce procès; aujourd'hui, je erois qu'il te faut prendre, en effet, une sommité du barreau, parce que, avec l'antagonisme de Vinet, l'affaire a acquis des proportions qui créent à celui qui s'en chargera une responsabilité vraiment effrayante. - Je comprends, dit Thuillier avec ironie, monsieur a toujours eu des idées de magistrature, et il ne veut pas se brouiller avec in htmme dont on a déjà parlé pour être garde des sceaux. C'est prudent, mais je ne sais pas jusqu'à quel point cela fait les affaires de ton mariage. — C'est-à-dire, répondit la Peyrade en saisissant la balle au bond, que te tirer des griffes du jury est un treizième travail d'Hercule qui m'est imposé pour mériter la main de mademoiselle Colleville. Je me doutais bien que les exigences se multiplieraient à proportion des preuves de mon dévouement, mais c'est justement ce qui me lasse, et, pour couper court à cette exploitation de l'homme par l'homme, je venais te dire ce matin que je te rendais ta parole : ainsi, tu peux disposer de la main de Céleste, pour mon compte je n'y prétends plus. L'inattendu et la forme carrée de cette déclaration laissèrent Thuillier sans parole et sans voix, d'autant mieux qu'à cet instant entra Brigitte. L'humeur de la ménagère s'était également beaucoup modifiée depuis la veille, car son début fut charmant de familiarité amicale. — Ah! vous voilà, dit-elle à la Peyrade, bonne graine d'avocat! — Mademoiselle, je vous salue, répondit gravement le Provençal. — Eh bien ! continua la vieille fille sans faire attention à l'air cérémonieux de la Peyrade, le gouvernement s'est mis dans un joli pétrin en saisissant votre brochure ! Faut voir comme les journaux le houspillent ce matin ! Tiens, ajouta-t-elle en donnant à Thuillier une feuille de petite dimension, imprimée sur du papier à sucre en caractères gros, mais peu lisibles, en voilà encore un que tu n'avais pas lu ; le portier vient de le monter ; c'est un journal de notre ancien quartier, l'Écho de la Bièvre; je ne sais pas, messieurs, si vous serez de mon avis, mais je trouve l'article on ne peut pas mieux écrit. C'est drôle ensuite comme ces journalistes font peu d'attention : ils écrivent ton nom sans h. Il me semble que tu pourrais réclamer. Thuillier prit le journal et lut l'article qu'avait inspiré au rédacteur en chef du journal des tanneurs la reconnaissance de l'estomac. De sa vie, Brigitte n'avait fait attention à un journal, excepté pour savoir s'il était de la dimension voulue pour les emballages auxquels elle le faisait servir, mais tout à coup convertie à la religion de la presse par l'ardeur de son amour fraternel, elle s'était placée derrière Thuillier, et par-dessus son épaule, relisant avec lui les endroits saillants de la page qui lui avait paru si éloquente, elle les soulignait du doigt. — Oui, dit Thuillier en repliant le journal, c'est chaud et très-flatteur pour moi ; mais voilà une bien autre affaire, monsieur ici présent me déclare qu'il ne veut pas plaider pour moi et qu'il renonce à la main de Céleste. — C'est-à-dire, reprit Brigitte, qu'il y renonce, si, après avoir plaidé, nous ne faisons pas subito le mariage. Eh bien, moi, ce pauvre garçon, je trouve sa prétention raisonnable. Quand il aura fait encore ça pour nous, il n'y aura plus de rémission, et, que mademoiselle Céleste s'arrange ou non de la combinaison, il faudra qu'elle l'accepte, parce que, enfin, il faut un terme à tout. — Tu l'entends, mon cher, dit la Peyrade en s'emparant du commentaire de Brigitte, quand j'aurai plaidé, le mariage se fera. Ta sœur est la franchise même et n'y met pas la moindre diplomatie. — De la diplomatie! répéta Brigitte. Ah bien! c'est bien moi qui vais en fourrer dans les affaires. Je dis les choses comme je les pense : l'ouvrier a travaillé, il faut qu'il soit payé de sa peine. — Tais-toi donc, s'écria Thuillier en frappant du pied, tu ne prononces pas une parole qui ne retourne le poignard dans la plaie. — Comment! le poignard dans la plaie? demanda Brigitte ; ah çà ! vous ne vous entendez donc pas ? — Je t'ai dit, reprit Thuillier, que la Peyrade venait de me rendre notre parole, et sa raison, c'est que, pour lui accorder la main de Céleste, on lui demande un nouveau service; il trouve qu'il nous en a rendu assez comme ça. — Il nous en a rendu, sans doute, répondit Brigitte, mais il me semble qu'on n'a pas été ingrat avec lui. D'ailleurs, c'est lui qui a fait la boulette, et je trouverais assez drôle qu'il nous laissât maintenant dans l'embarras. — Votre raisonnement, chère demoiselle, dit la Peyrade, pourrait avoir une apparence de justesse, s'il n'y avait pas à Paris d'autre avocat que moi ; mais comme les rues en sont pavées, et qu'hier Thuillier lui-même parlait de prendre un homme posé au barreau, je n'ai pas le moindre scrupule à refuser de me charger de sa défense. Maintenant, quant au mariage en question, afin qu'il ne soit pas de nouveau l'objet de quelque marché brutal et à bout portant, j'y renonce de la manière la plus formelle, et rien n'empêchera plus mademoiselle Colleville de prendre toutes les commodités de M. Phellion. — A votre aise, mon cher monsieur, répondit Brigitte; si c'est là votre dernier mot, nous ne serons pas embarrassés de trouver un mari puur Céleste, Phellion fils ou un autre, mais vous me permettrez de vous dire que la raison que vous nous donnez n'est pas la véritable ; car enfin nous ne pouvons pas aller plus vite que les violons; le mariage serait décidé aujourd'hui, il faut encore que les bans soient publiés; vous avez assez d'esprit pour com- prendre que M, le maire ne peut pas vous marier avant que les formalités ne soient remplies, et d'ici là, Thuillier aura passé en jugement. — Oui, dit la Peyrade, et si je perds la cause, ce sera moi qui aurai fait condamner Thuillier à la prison, comme c'était moi hier qui avait fait faire la saisie. — Dame! il me semble que, si vous n'aviez rien écrit, la police n'aurait pas trouvé à mordre. — Ma chère amie, dit Thuillier en voyant la Peyrade hausser les épaules, ton raisonnement est vicieux, en ce sens que l'écrit , n'était incriminable par aucun côté. Ce n'est pas la faute de la Peyrade, si des personnages très-haut placés ont organisé contre moi une persécution. Tu te rappelles ce petit substitut, M. Olivier Vinet, que Cardot amena à une de nos soirées; il paraît que lui et son père sont furieux de ce que nous n'avons pas voulu ie lui pour Céleste, et qu'ils ont juré ma perte. — Eh bien, pourquoi l'avons-nous refusé, dit Brigitte, si ce n'est pour les beaux yeux de monsieur? Car, enfin, un substitut de Paris, c'était un parti très-sortable. — Sans doute, dit nonchalamment la Peyrade ; seulement il n'apportait pas en dot tout à fait un million. — Ah ! s'écria Brigitte en s'animant, si vous allez encore parler de la maison que vous nous avez fait acheter, je vous dirai, moi, que, si vous aviez eu l'argent qu'il fallait mettre dehors pour la souffler au notaire, vous ne seriez pas venu nous trouver. Il ne faut pas croire aussi que j'aie été tout à fait votre dupe; vous parliez tout à l'heure de marché, mais vous l'avez très-bien proposé vous-même. Donnez-moi Céleste, je vous donnerai la maison ; voilà ce que vous nous avez fait entendre en propres termes, et encore il a fallu faire des sacrifices sur lesquels on n'avait pas d'abord compté. — Allons! Brigitte, dit Thuillier, tu t'ar- rêtes à des niaiseries ! — Des niaiseries ! des niaiseries ! répéta Brigitte. La somme convenue d'abord a-t-elle ou non été dépassée ? — Mon cher Thuillier, dit la Peyrade, je crois comme vous que la question est vidée et qu'elle ne peut plus que s'aigrir par des rabâchages inutiles. Mon parti était pris avant de venir ; tout ce que j'entends ne peut que m'y confirmer ; je ne serai pas votre gendre, mais nous n'en resterons pas moins bons amis. Et il se leva pour sortir. — Un instant, M. l'avocat ! dit alors Brigitte en lui barrant le passage ; il y a quelque chose, moi, que je ne trouve pas vidé; et maintenant que nous ne devons plus faire bourse commune, je ne serais pas fâchée que vous vouliez bien me dire où est passée une somme de dix mille francs que Thuillier vous a remise pour ces canailles de bureaux qui devaient nous faire avoir cette croix dont on est encore à avoir des nouvelles ? — Brigitte, dit Thuillier avec angoisse, tu as une langue d'enfer: tu devais ignorer ce détail, que je t'ai dit dans un accès de mauvaise humeur, et tu m'avais promis de ne jamais en ouvrir la bouche à qui que ce saye. — Non; mais, répondit l'implacable Brigitte, on se quitte. Eh bien, en se quittant on se liquide. Dix mille francs ! moi, j'avais trouvé ça cher pour une croix véritable; mais pour une croix en détrempe, monsieur conviendra que c'est hors de prix. — Voyons, la Peyrade, mon ami, dit Thuillier en allant à l'avocat, devenu pâle de colère; n'écoute pas Brigitte, l'affection qu'elle a pour moi l'égare; je sais fort bien ce que c'est que les bureaux, et je ne serais pas étonné quand tu y aurais même mis du tien. — Monsieur, répondit la Peyrade, je ne suis malheureusement pas en mesure de vous faire parvenir, en rentrant chez moi, la somme dont il m'est demandé compte avec une si insultante brutalité. Mais veuillez m'accorder quelque délai, et si, pour vous aider à prendre patience, vous vouliez accepter un billet, je suis prêt à vous le souscrire. — Va-t'en au diable avec ton billet! dit Thuillier ; tu ne me dois rien, et c'est nous qui te redevons, car Cardot m'avait dit que, pour la magnifique acquisition que tu nous faisais taire, ta part devait être d'au moins dix mille francs. — Cardot! Cardot! dit Brigitte, il est bien généreux avec l'argent des autres ! On lui donnait Céleste, c'était bien mieux que dix mille francs. La Peyrade était un trop grand comédien pour ne pas trouver dans l'humiliation qu'il venait de subir l'occasion d'un dénoûment à effet. Avec des larmes dans la voix, que bientôt il eut dans les yeux : — Mademoiselle, dit-il, quand j'eus l'honneur d'être reçu chez vous, j'étais pauvre, et longtemps vous m'y avez vu souffreteux et mal à l'aise, parce que je savais que la pauvreté expose à toutes les indignités. Du jour où j'ai pu vous apporter la fortune que je ne cher- chais pas pour moi-même, j'ai pris un peu plus d'assurance, et vos bontés elles-mêmes m'ont encouragé à me relever de ma timidité et de mon abaissement. Aujourd'hui, quand je fais une démarche loyale qui vous ête un grand souci, car, si vous voulez être franche, vous avouerez que vous aviez rêvé un autre mari pour Céleste, nous pouvions renoncer à une idée que ma délicatesse me défendait de poursuivre, et néanmoins rester amis. Il suffisait pour cela de se tenir dans les bornes de cette politesse dont vous avez chaque jour auprès de vous un modèle, car, bien que madame de Godollo ne soit pas pour moi bienveillante, je suis assuré que sa bonne éducation ne lui permettrait pas d'approuver votre odieux procédé. Mais, grâce au ciel, j'ai dans le cœur quelques sentiments religieux ; l'Évangile n'est pas pour moi une lettre morte, et, entendez-le bien, mademoiselle, JE vous PARDONNE : ce n'est pas à Thuillier qui ne les accepterait pas, c'est à vous, pour toute ven- geance, que prochainement je'ferai remettre les dix mille francs que j'aurais, selon vous, appliqués à mes besoins. Au moment où ils seront rentrés dans vos mains, si, revenue d'un soupçon injuste, vous aviez quelque scrupule, vous les verseriez au bureau de bienfaisance. — Au bureau de bienfaisance ! s'écria Brigitte en interrompant, merci! pour être distribués à un tas de fainéants et de dévotes qui en font des bombances après avoir été manger le bon Dieu. J'ai été pauvre aussi, mon petit, et j'ai fait longtemps des sacs pour mettre l'argent des autres avant d'y mettre le mien ; j'en ai maintenant, je le garde : ainsi, quand vous voudrez, je suis prête à recevoir ; tant pis pour vous, si vous ne savez pas faire les affaires dont vous vous chargez et si vous tirez votre poudre aux moineaux. Voyant qu'il avait manqué son effet et qu'il n'avait pas entamé le granit de Brigitte, la Peyrade lui jeta un regard dédaigneux et sortit majestueusement. Il avait remarqué un mouvement de Thuillier pour le retenir, mais un geste impérieux de Brigitte, toujours reine et maîtresse, avait cloué son frère à sa place. Rentré chez lui, l'avocat compléta son émancipation en écrivant à madame Colleville que le mariage avec Céleste étant rompu, il se croyait obligé par les convenances aussi bien * que par la délicatesse à ne plus se montrer chez elle. Le lendemain, Colleville, en se rendant à-* son bureau, monta chez la Peyrade et lui de- manda quelles étaient les bêtises qu'il avait - écrites à Flavic et qui l'avaient plongée dans le désespoir. L'avocat mit une grande gravité à reproduire au mari les termes de l'épître peu amou- * reuse qu'il avait écrite à la femme. •*. — Et tu ppelles ça être un ami? dit Colleville qui, dès longtemps, on s'en souvient, était arrivé à tutoyer le Provençal Tu n'é» pouses pas : est-ce là une raison pour se brouiller avec les parents de la fille? C'est comme de nous rendre responsables des motSf que tu as pu avoir avec les Thuillier. Est-ce > que ça nous regarde, nous? Ma femme n'at-elle pas toujours été excellente pour toi? — Je n'ai, répondit la Peyrade, qu'à me louer des bontés de madame Colleville. — Et c'est pour cela que tu veux la faire mourir de chagrin ? Depuis hier elle n'a pas cessé d'avoir le mouchoir à la main : je te dis qu'elle en fera une maladie. — Écoutez, mon cher Colleville, répondit la Peyrade, je vous dois la vérité et vous êtes digne de l'entendre : outre que je ne puis maintenant me rencontrer avec mademoiselle Céleste. — Eh bien, tu ne te rencontreras pas, interrompit le bon Colleville ; quand tu arriveras, la petite s'en ira dans sa chambre ; d'ailleurs elle ne tardera pas à être mariée. * - D'accord ; mais je dois ajouter que mes assiduités chez vous ont été calomniées, des bruits malveillants se sont répandus. J'ai en même temps le désir et le devoir de les faire cesser. — Comment ! s'écria le mari, un homme de ton esprit s'arrêter à de pareilles billevesées ! Tu veux, toi, empêcher les langues? Mais il y a vingt-cinq ans qu'on cause sur ma femme parce qu'elle est un peu mieux tournée que Brigitte et madame Thuillier. Je suis donc un plus grand Grec que toi, car tous ces bavardages ne nous ont pas fait faire un quart d'heure de mauvais ménage. — Eh bien, dit la Peyrade, tout en vous hono- rant parce qu'il suppose une âme très-forte, je crois que ce mépris de l'opinion est imprudent. — Allons donc! dit Colleville; je la foule ,affx pieds, l'opinion, une belle catin! C'est Minard qui fait courir ces bruits-là, parce que sa grosse cuisinière de femme, n'a jamais pu arrêter l'attention d'un honnête homme. Il ferait bien mieux, M. le maire, de veiller sur la conduite de son fils, qui se ruine avec une ancienne actrice de chez Bobino. — Enfin, mon bien cher, dit la Peyrade, tâchez de faire entendre raison à Flavie. — A la bonne heure ! dit Colleville en ser- ) rant vigoureusement la main de l'avocat, tu l'appelles Flavie comme autrefois, et j'ai retrouvé mon" ami. — Certainement, répondit la Peyrade sur un ton plus tempéré, les amis sont toujours les amis, 1 - Oui, les amis sont les amis, répéta Colleville ; l'amitié ! présent des dieux, et qui nous console de toutes les traverses de l'existence! Ainsi, c'est entendu, tu viendras voir ma femme et ramener dans mon malheureux ménage le calme et la sérénité. r La Peyrade promit d'une manière vague, et, quand il se fut débarrassé de l'importun, il se demanda si ce tempérament de mari, bien plus fréquent qu'on ne l'imagine, était une réalité ou une comédie. IX VISAGE DE BOIS. Au moment où la Peyrade se disposait à aller mettre aux pieds de la comtesse l'hommage de la liberté qu'il avait reconquise d'une main si rude, il reçut un billet parfumé qui lui fit battre le cœur; il avait reconnu sur le cachet ce fameux tout ou rien qui lui avait été donné comme la règle de la relation qui s'inaugurait pour lui. « Cher monsieur, lui disait madame de Godollo, j'ai su votre conclusion, merci ! mais il faut maintenant que je prépare la mienne, car vous ne me supposez pas la pensée de m'éterniser dans un monde qui est si peu le nôtre, et ctii je ne suis plus retenue par aucun intérêt. Pour ménager ma transition et n'avoir pas à rendre compte de l'asile que l'entre-sol donnera à l'exilé volontaire du premier, j'aibesoin de cette journée et de celle qui suivra. Ne venez donc me voir qu'après-demain. A ce moment j'aurai exécuté Brigitte, comme on dit à la Bourse, et j'aurai bien des choses à vous conter. « Tua iota, « Comtesse DE GODOLLO. » Le tout à vous en latin parut charmant à la Peyrade, qui, du reste, ne s'en étonna pas, le latin, en Hongrie, étant une seconde langue nationale. Les deux jours d'attente auxquels il était condamné attisèrent encore l'ardent foyer de la passion par laquelle il avait été envahi, et le surlendemain, en arrivant à la maison de la Madeleine, son amour était porté à un degré d'incandescence dont lui-même ne se serait pas cru susceptible quelques jours avant. Cette fois la Peyrade fut aperçu par la femme du concierge; mais, outre qu'il pouvait être supposé allant chez les Thuillier, il lui eût été fort indifférent qu'on connût le vrai but de sa visite. La glace désormais était rompue, son bonheur était officiel, et il était plus disposé à le crier à tout venant qu'à en faire un mystère. Les degrés lestement franchis, l'avocat se disposait à faire retentir la sonnette, quand, en avançant la main pour prendre le cordon de soie placé auprès de la porte, il s'aperçut que le cordon avait disparu. La première pensée de la Peyrade fut qu'une de ces graves indispositions qui rendent à un malade toute espèce de bruit insupportable pouvait expliquer la suppression de l'objet qui faisait défaut; mais plusieurs autres remarques vinrent au même moment infirmer cette explication, qui, du reste, n'aurait rien eu de bien consolant. Depuis le vestibule jusqu'à la porte de la comtesse, un tapis d'escalier, retenu à chaque marche par une tringle de cuivre, ménageait aux visiteurs une moelleuse ascension; ce tapis avait été supprimé. Au-devant de la porte un tambour, recouvert en velours vert rehaussé de baguettes dorées, en fermait l'embrasure; de cette disposition plus de nouvelles, si ce n'est quelques dégradations que les ouvriers avaient faites au mur dans le travail de l'enlèvement. Un moment l'avocat crut, dans son émoi, s'être trompé d'étage; mais en jelant un coup d'œil par-dessus la rampe, il s'assura qu'il n'avait pas dépassé l'entre-sol. Madame de Godollo était donc en train de déménager? Le Provençal se résigna alors à s'annoncer chez la grande dame, comme on fait chez une grisette ; mais sous sa main retentit cette so- norité creuse qui accuse le vide, intonuêre ca- vernœ, et en même temps, sous la porte qu'il sollicitait vainement de son poing fermé, il remarqua cette clarté plus vive qui signale un appartement inhabité, alors qu'il n'y a plus de rideaux, plus de tapis, plus de meubles pour assourdir le bruit et amortir la lumière. Obligé de croire alors à un déménagement accompli, la Peyrade supposa que, lors de la rupture avec Brigitte, quelque brutalité de la vieille fille avait nécessité cette mesure radicale et violente : mais comment n'en avait-il pas été avisé, et quelle idée de le laisser eu proie à ce ridicule mécompte que le peuple résume d'une façon si pittoresque par l'expression : Trouver visage de bois? Avant de quitter la place comme si le doute était encore possible, la Peyrade se décida à donner à la porte un bruyant et dernier assaut. — Qu'est-ce qui frappe donc ainsi à renverser la maison? cria alors la concierge attirée par le bruit au pied de l'escalier. — Madame de Godollo n'habite donc plus ici ? demanda la Peyrade. — Certainement qu'elle n'y habite plus puisqu'elle a déménagé. Si monsieur m'avait dit qu'il allait chez elle, je lui aurais évité la peine d'enfoncer la porte. — Je savais qu'elle devait quitter son appartement, dit la Peyrade ne voulant pas avoir l'air d'ignorer le projet de départ, mais je ne pensais pas son déplacement si prochain. — Faut croire qu'elle était pressée, dit la concierge, puisque ce matin elle est partie en poste. — Partie en poste ! répéta la Peyrade avec stupéfaction, elle aurait donc quitté Paris? — C'est à penser, répondit la terrible portière ; l'usage n'est pas de prendre des chevaux et un postillon pour se changer d'un quartier à l'autre. - Et elle ne vous a pas dit où elle allait? - Ah ! monsieur a là une drôle d'idée, s'il croit qu'on nous rend des comptes ! — Non, mais enfin ses lettres, s'il lui en arrive après son départ. — Ses lettres, j'ai ordre de les remettre à monsieur le commandeur, ce petit vieux qui venait si souvent chez elle où monsieur a dû le rencontrer. — Oui, oui, certainement, dit la Peyrade, gardant sa présence d'esprit au milieu des atteintes successives qui lui arrivaient : ce petit vieux poudré qui venait presque tous les jours ? — Tous les jours, n'est pas le mot, mais il venait souvent : eh bien, c'est à lui que j'ai ordre de remettre les lettres de madame la comtesse. - Et pour les autres personnes de sa connaissance, ajouta le Provençal avec négligence, elle ne vous a chargé de rien? — De rien, monsieur. — C'est bien, ma chère dame, dit la Peyrade, je vous remercie. Et il se mit en devoir de sortir. — Mais, je pense, dit la concierge, mademoiselle doit en savoir plus long que moi; est-ce que monsieur ne monte pas? elle est chez elle ainsi que M. Thuillier. ? — Non, c'est inutile, dit la Peyrade, j'étais venu pour rendre compte à madame de Godollo d'une commission dont elle-iiiavait chargé. Je n'ai pas le temps de m'arrêter. - Eh bien, je vous dis, elle est partie ce matin en poste. Oh ! mon Dieu ! il y a seule- ment deux heures, monsieur la trouvait encore; mais ayant pris la poste, eUe ¿oit être loin à l'heure qu'il est. Avec sa façon de dire toujours deux fois leà choses, cette femme, qui venait de donner au. Provençal de si cruelles informations, avait l'air d'insister sur les détails qui devait le torturer le plus vivement. Il sortit le désespoir au cœur. Sans compter le souci de ce' àéC part précipité, la jalousie venait de l'envahir, et dans cette période'aiguë de son affreux mécompte, les explications les plive désolantes «e_ présentèrent à son esprit. u 0 à Après avoir un peu rêvé :